Djimadoum MANDEKOR : « L’organisation de ce scrutin présidentiel montre beaucoup de failles. »
Essayiste, économiste, il évoque le non-respect, de l’obligation relative à la réception des procès-verbaux des provinces et de l’étranger, devant les représentants des partis en compétition. De plus, le chroniqueur, remet en cause l’impartialité de l’Agence nationale de gestion des élections (ANGE), dont la majorité des membres sont des adhérents au parti du président de la transition, Mahamat Idriss Deby.
Par Florentin Ndatewouo
Nous avons appris l’arrestation le 6 mai 2024, au deuxième jour des élections présidentielles se déroulant à l’ambassade du Tchad au Cameroun, du responsable de la Coordination des Transformateurs au Cameroun, et de certains militants et sympathisants de ce parti politique, dont le candidat participait à cette course électorale. Quel est l’état de la situation ?
En définitive dix-sept (17) personnes avaient été interpellées dans l’enceinte de l’ambassade du Tchad par la police camerounaise, autour de 22h, à la demande des responsables de cette représentation diplomatique. Ils ont été relâchés vers mieux minuit. A l’évidence il s’agissait de les éloigner de la fin du dépouillement et de les empêcher de filmer les procès-verbaux, acte que le Code électoral n’interdit pas, comme l’a reconnu le Président de l’Agence Nationale de Gestion des Elections (ANGE).
Il est reproché à l’ANGE d’avoir procédé à diverses manœuvres pour perpétrer une fraude électorale. Les Transformateurs du Cameroun dénoncent notamment la modification du nombre exact des bureaux de vote, aussi bien à Yaoundé qu’à Maroua, dans la région Extrême-Nord du Cameroun, et le recours à des étudiants non tchadiens de l’Université de Soa. Quelle lecture faites-vous de l’organisation de ces élections, aussi bien dans les centres de vote du Cameroun qu’au Tchad?
L’organisation de ce scrutin présidentiel montre beaucoup de failles. Elle laisse apparaître de la part du camp du Président de transition, l’un des dix candidats retenus, la volonté de ne pas laisser du temps à son adversaire déclaré, Masra Succès, Premier ministre depuis le 1er janvier 2024, de restructurer son parti à son retour d’exil et ainsi de renforcer son poids politique. Cette hypothèse est soutenue par ses craintes suscitées par l’importance des foules drainées par cet opposant lors de sa tournée effectuée au Sud du pays avant le référendum constitutionnel. Cette nomination au poste de premier ministre avait d’ailleurs été opportunément décidée avant la poursuite de sa tournée dans la partie septentrionale du Tchad, où il semblait favorablement attendu, l’obligeant à faire un arrêt pour assumer sa nouvelle charge.
S’agissant du nombre de bureaux de vote, les informations fournies ne sont pas des plus transparentes, tant au niveau du siège de l’ANGE à N’Djaména que de son démembrement à Yaoundé. Un nombre de 9 bureaux de vote était initialement annoncé pour Yaoundé. Ce chiffre a été réduit à 6 pour semble-t-il permettre l’ouverture de 3 bureaux à Douala qui n’était pas programmé comme centre de vote. Il en a été ainsi pour Garoua par rapport à Maroua. Une autre faiblesse notoire à relever tant au Cameroun qu’au Tchad est la structuration des listes électorales en dehors de l’ordre alphabétique, entraînant la longueur du temps de vote et peut-être le découragement de certains électeurs partis sans voter.
Un autre élément marquant à souligner est la composition partisane de l’ANGE locale et des équipes des bureaux de vote, dominée par le personnel de l’ambassade, de leurs parents et amis ainsi que des membres du parti de l’ancien président défunt, le MPS. Le bureau de l’ANGE pour le Cameroun, dont la composition n’a pas été formellement publiée, serait présidé par un membre de l’ambassade. Une dernière chose à observer est l’existence d’un lot assez important de cartes d’électeurs non retirés par les personnes attributaires. Tout ceci laisse la porte béante pour des manipulations.
Le nouveau Code électoral tchadien, adopté en février 2024, donne la compétence exclusive de l'organisation des élections à l'Agence nationale de gestion des élections. Certains acteurs politiques tchadiens pensent que l'Ange est plus favorable au pouvoir en place. Êtes-vous de cet avis ?
La composition de l’ANGE et de ses démembrements à l’intérieur et à l’extérieur du pays montre amplement sa domination par les adhérents et les alliés du parti du Président de transition. Le Président de cette structure est notamment un apparenté de la famille Déby et la plupart des autres membres sont des redevables du pouvoir en place depuis 1990, à travers notamment des nominations aux postes de ministres et hauts fonctionnaires. Ces constats révèlent que l’impartialité et la crédibilité de l’ANGE sont très minces. S’agissant des membres des bureaux de vote, alors que le Code électoral dispose qu’une décision de l’ANGE précise les modalités de leur désignation, ni le document contenant ces règles ni la liste les présentant n’ont été diffusés préalablement.
« Même si le Conseil constitutionnel du Tchad est très loin de la neutralité démontrée par celui du Sénégal, il importe d’éprouver les compétences et la crédibilité de ses membres devant l’opinion nationale et internationale. Il importerait donc de porter à son examen et jugement ces manquements grossiers… »
Les résultats provisoires de ces élections ont été publiés ce 9 mai alors qu’on les attendait vers le 21 mai 2024. Au regard des fraudes électorales alléguées, allez-vous encourager les acteurs politiques en compétition à saisir le Conseil constitutionnel dans un délai de 05 jours, comme le prévoit la loi électorale, à l'effet d’obtenir la révision des chiffres émanant des bureaux de vote concernés ?
L’empressement mis dans la publication, le 9 mai, des résultats provisoires du scrutin du 6 mai 2024, alors que le Président de l’ANGE avait lui-même déclaré un ou deux jours auparavant que, vu notamment la taille du territoire national et l’état des routes, la compilation des résultats de l’ensemble des bureaux de votes pouvait prendre 15 jours, entache gravement l’intégrité du traitement de ces données. De plus, la première étape prévue de cette opération, la réception des procès-verbaux des provinces et de l’étranger devant les représentants des partis en compétition, n’a pas été respectée.
Même si le Conseil constitutionnel du Tchad est très loin de la neutralité démontrée par celui du Sénégal, il importe d’éprouver les compétences et la crédibilité de ses membres devant l’opinion nationale et internationale. Il importerait donc de porter à son examen et jugement ces manquements grossiers, dont l’interdiction faite aux délégués des partis de filmer les procès-verbaux après les dépouillements.
Il conviendrait sans doute aussi de saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, chargée de l’application de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, même si l’efficacité de l’Union africaine et de ses structures est peu visible.
Pensez-vous que ces élections présidentielles auraient pu faire l'objet de report, pour permettre une organisation plus sereine du scrutin ?
Effectivement, ces élections auraient pu être retardées de quelques semaines étant donné que la fin convenue de la transition était le mois d’octobre 2024. Sous prétexte d’éviter leurs tenues pendant la saison pluvieuse, elles ont été anticipées, sans que les textes les fondant n’aient été examinés par les instances de consensus politique existants. Pour les autres élections à organiser rapidement pour finir d’installer les institutions définies dans la constitution, il faut espérer que le Code électoral soit révisé, pour notamment introduire explicitement l’affichage dans les bureaux de vote des résultats du scrutin qui s’y est déroulé. La disposition du Code fixant à deux jours le vote des nomades et des tchadiens de l’étranger, quasiment unique dans le monde et laissant de la marge à des tentatives de fraude, mériterait également d’être revue.
« L’intervention de la France notamment auprès de l’Union africaine, à travers ses Etats africains amis, dans et en dehors de la Françafrique, a permis l’adoubement du fils du défunt président malgré un changement inconstitutionnel flagrant »
Quel rôle à jouer l’Union africaine dans cette transition et ces élections ?
La présence du tchadien Moussa Faki à la tête de la Commission de l’Union africaine a fortement biaisé l’appréciation de la situation du Tchad avant et après le 21 avril 2021, à la mort du Président Déby. L’intervention de la France notamment auprès de l’Union africaine, à travers ses Etats africains amis, dans et en dehors de la Françafrique, a permis l’adoubement du fils du défunt président malgré un changement inconstitutionnel flagrant, et a conduit à rendre spécifique le traitement du Tchad par cette institution. En définitive, malgré sa nomination d’un haut représentant spécial au Tchad, l’UA s’est désengagée de ce pays au profit de la CEEAC qui est en train de légitimer la dynastisation du Tchad après une parodie ubuesque de gestion indépendante, impartiale, transparente et professionnelle des élections présidentielles du 6 mai 2024.