Polycarpe Abah Abah : « L’accusation ne m’a pas encore indiqué le texte que j’aurais violé. »

Polycarpe Abah Abah : « L’accusation ne m’a pas encore indiqué le texte que j’aurais violé. »
Polycarpe Abah Abah, ministre de l'Economie et des Finances (2004-2008), répond des faits relatifs au détournement présumé en coaction de la somme de 594 millions 918 mille 258 Fcfa devant le Tcs à Yaoundé

A l’audience du 23 mars dernier au Tribunal criminel spécial (Tcs), l’ancien ministre camerounais de l’Economie et des Finances est interrogé par son Avocat. L’accusé dit n’avoir jamais donné son « autorisation expresse » pour des opérations de dépenses, comme le prévoit les dispositions de l’article 08 de l’arrêté numéro 00002/Minfib du 30 janvier 1990.

 

 

Me Nko :

En date du 01er mars 2019, d’après l’Avocat général et le rapport de contre-expertise judiciaire rédigé par le collège des experts judiciaires constitué de monsieur Tchokogbé Roger Fernand, Essimi Gono Paul, Tekekué Zacharie qui a servi de base à notre inculpation, le cadre légal et règlementaire de gestion, de perception et de reversement de la Redevance audio-visuelle (Rav) était constitué pendant la période des faits par :

-L’ordonnance numéro 89/004 du 12 décembre 1989 ;

-L’arrêté numéro 00002/Minfib du 30 janvier 1990, fixant les modalités de fonctionnement du compte ouvert dans les écritures du trésor au profit de la CRTV (CAMEROON RADION TELEVISION). Dites au Tribunal si le ministre des Finances qui est chargé de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique fiscale de l’Etat, lui qui avait élaboré l’ordonnance sus-évoqué, s’il n’avait pas comme il est de tradition dans ce département ministériel publié après la signature de l’ordonnance du 12 décembre 1989, les circulaires applicatives et d’interprétation dudit texte ?

 

Polycarpe Abah Abah :  

C’est le ministre des Finances de l’époque, un de nos illustre prédécesseur qui avait effectivement élaboré le projet d’ordonnance portant institution de la Rav. Ceci, dans le cadre de ses prérogatives. Après la signature de cette ordonnance le 12 décembre 1989 par le président de la République, le ministre des Finances, toujours dans le cadre de ses prérogatives avait rendu publique le 11 janvier 1990, la circulaire d’application numéro 22/Minfib/Di qui fixait les modalités pratiques de perception de la Rav. Cette circulaire est reprise à l’annexe 16 du volume 2 du rapport de contre-expertise judiciaire admis au dossier de procédure comme pièce à conviction.

Avec ces 03 textes ci-dessus cités, constitués donc avec le Code général des impôts, le socle de base de la gestion officielle de la Rav en fin janvier 1990.

Nous notons que l’accusation, dans ses réquisitions intermédiaires, ainsi que le collège sus-évoqué, n’avait pas pris en compte les dispositions pertinentes et très claires de la circulaire numéro 22/Minfi/Di qui fixait les modalités pratiques de perception de la Rav ainsi que celle du Code général des impôts comme nous le montrerons plus tard.

 

Me Nko :  

Dites au Tribunal quelle était la nature juridique de cette Redevance audio-visuelle au moment de son institution par l’ordonnance du 12 décembre 1989 ?

 

Polycarpe Abah Abah :

La nature juridique de la Rav a donné lieu à des interprétations erronées de la part de l’accusation. Et pourtant, les termes de la circulaire d’application sus-évoquée étaient suffisamment clairs.

La Rav, au point 1 de cette circulaire, était présentée en ces termes : « l’ordonnance précité ne crée pas un nouvel impôt. La Rav est en effet déductible de l’impôt sur le revenu des personnes physiques, ou de l’impôt sur les sociétés. Son paiement constitue donc une avance de trésorerie qui s’imputera lors de la régularisation en fin d’exercice sur les droits dus au titre de la taxe proportionnelle de la surtaxe progressive ou de l’impôt sur les sociétés de la période de référence. »

 

Me Nko :

Entre les dates de signature de ces 03 textes, à savoir le 12 décembre 1989 pour l’ordonnance, le 11 janvier 1990 pour la circulaire d’application, le 30 janvier 1990 pour l’arrêté du Minfi et la période des faits (qui par du 25 janvier au 31 janvier 2006), dites au Tribunal si dans cet intervalle de temps d’environ 15 ans, ces textes n’avaient pas fait l’objet de modifications ? Et sur quoi avaient-elle porté ?

 

Polycarpe Abah Abah :

Entre les dates de signature des textes sus-évoqués et la période des faits, l’ordonnance du 12 décembre 1989, l’arrêté du 30 janvier 1990 sur lesquels l’accusation s’est fondée, ainsi que la circulaire d’application du 11 janvier 1990 avaient connu des modifications fondamentales qui rendaient inapplicables tels quels, le cadre législatif et réglementaire sur lequel est fondée l’accusation.

En effet, l’ordonnance de base du 12 décembre 1989 avait été modifiée par les dispositions de l’article 10ème de la loi numéro 2003-017 du 22 décembre portant loi de finance de la République du Cameroun pour l’exercice 2004, en ses articles 03-1 et 05.

1)L’article 03-1 de l’ordonnance 89/004 du 12 décembre 1989 avait été modifié en ce sens que la base de calcul de la Rav devenait désormais le montant brut des salaires perçus, intégrant donc tous les avantages en nature perçus par le redevable.

2) L’article 10ème de  la loi numéro 2003-017  du 22 décembre portant loi de finance de la République du Cameroun pour l’exercice 2004 avait également modifié l’article 05 initial en le supprimant purement et simplement, avec pour conséquences juridique et financières,  le changement de la nature juridique de la Rav. En effet, lorsque le montant de la retenue au titre de la Rav s’imputait enfin d’exercice sur le revenu des personnes physiques, ou l’impôt sur les sociétés de la période de référence, comme indiqué dans la circulaire d'application du 11 janvier 1990, la redevance s’analysait comme une avance de trésorerie, pas une taxe parafiscale comme l’a prétendu l’accusation. Mais, plutôt comme une subvention à l’époque, dont le montant était d’ailleurs arrêté dans le budget de l’Etat, puis mis à la disposition de la CRTV.

Avec la suppression de l’article 05, la Rav retenue sur les salaires des employés du secteur public, parapublic ou privé ne s’imputera plus sur quelques impôts que ce soit. Elle acquerait donc désormais pleinement son caractère de redevance, rémunérant un service rendu par la CRTV, perçu par elle en fonction des seuls recouvrements sans limitations. Elle ne faisait plus l’objet d’une dotation budgétaire inscrite au budget de l’Etat pour le compte de la CRTV. Elle était désormais due, au même titre que l’impôt que revenu, dont elle ne constituait plus un acompte… Ainsi que le disposait l’instruction numéro 001/minfib/Di/Sc/L du 04 février 2004, précisant les modalités d’application fiscales de la loi de finance pour l’exercice 2004 que nous voulons verser au dossier de procédure, en vue de son admission comme pièce à conviction. (Les pièces sont examinées et admises)

3) L’arrêté numéro 00127/Minfi/Kgb du 19 novembre 2003 portant modalités de paiement des impôts et taxes dus par les entreprises relevant de la division des grandes entreprises de la Direction générale des impôts, avait quant à lui modifié certaines dispositions de l’arrêté numéro 00002/Minfi du 30 janvier 1990 fixant les modalités de fonctionnement du compte ouvert dans les écritures du trésor au profit de la CRTV,  en ce qui concerne la collecte et la mise à disposition de la Rav due à la CRTV par les employés de ces grandes entreprises.

4) La circulaire d’application numéro 22/Minfib/Di/Sc/L du 04 février 2004. Au total, pendant la période des faits, s’appliquaient donc deux réformes fondamentales non prises en comptes par l’accusation, touchant la nature juridique de la Rav, ses modalités de collecte, de reversement et de mise à la disposition de la CRTV, qui rendaient donc désuètes et inapplicables dans son intégralité, le cadre législatif et réglementaire sur la base duquel l’accusation a fondé sa démarche. Pour illustrer ce changement de cadre, je signale que l’ordonnance sur laquelle s’est fondée l’accusation comportait 12 articles, tandis que le texte applicable pendant la période des faits n’en comportait que 11.

Amadou Vamoulke, Ex-directeur général de la CRTV (2005-2016), accusé de détournement présumé en coaction avec Polycarpe Abah Abah, de la somme de 594 millions 918 mille 258 Fcfa devant le Tcs à Yaoundé. 

Me Nko :

En votre qualité de ministre chargé de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique fiscale du gouvernement, l’une de vos attributions découlant de l’article 5(12) du décret 2004/320 d 08 décembre 2004 déjà évoqué, et en votre qualité de tutelle financière de la CRTV pendant la période des faits, dites au Tribunal si l’ordonnance du 12 décembre 1989 tel que modifié et le texte d’application en découlant fixaient dans leurs dispositions, la liste des dépenses de la CRTV, susceptibles d’être financées par les recettes de la Rav ? Ces textes interdisaient-ils expressément le paiement de certaines dépenses par le produit de la Rav ?

 

Polycarpe Abah Abah :

Non. Pendant la période des faits, l’ordonnance du 12 décembre 1989, ensemble ses modifications et ses textes d’application subséquents ne fixaient ou n’arrêtaient nulle part la liste des dépenses ou des opérations de la CRTV, susceptibles d’être financées par le produit de la Rav. Je confirme, en ma qualité de ministre de l’Economie et des Finances, chargé de la mise en œuvre de la politique fiscale et budgétaire de l’Etat et en ma qualité de tutelle financière de la CRTV à l’époque, l’article 06 de l’ordonnance sus-évoquée précisant les opérations exonérées de la Rav. L’article 06 en son point II 2 de la circulaire d’application du 11 janvier 1990 dispose : « Les seules exonérations à prendre en compte sont celles prévues à l’article 170 du Code général des impôts. »

Au demeurant, l’annexe 17 du volume 2 du rapport de contre-expertise judiciaire retrace toutes ces dépenses payées pendant la période des faits par le produit de la Rav, centralisées dans le compte 470534 ouvert au profit de la CRTV dans les livres du Trésorier payeur général (Tpg) de Yaoundé, comptable assignataire. Ces dépenses n’ont jamais été remise en cause ni par nos prédécesseurs, ni par la chambre des comptes de la Cour suprême qui, dans deux arrêts a jugé sur le compte de gestion du Tpg de Yaoundé, pour les exercices 2005 et 2006.

 

Me Nko :

Tel qu’il ressort de cet annexe 17, des paiements effectués avec le produit de la Rav en 2005

 

Polycarpe Abah Abah :

Les dépenses suivantes ressortent globalement des annexes 17, comme ayant été payées avec le produit de la Rav :

-Liquidation des droits des personnels ;

- Les factures des fournisseurs (Sonel, Sacel, Fokou, Camtel) ;

-Les impôts, taxes et douane.

Ces dépenses ont été confirmées comme ayant été payées avec le produit de la Rav par madame Akoumba Christine, Ex-directrice des affaires administratives et financières (Daaf) de la CRTV à l’annexe 14 du volume 02 du rapport de contre-expertise judiciaire.

 

Me Nko :

Dites au Tribunal si rien, sur le plan purement légal ou réglementaire ne s’opposait à ce que le produit de la Rav soit utilisé par la CRTV pour faire face à ses obligations fiscales.

 

Polycarpe Abah Abah :

Aucun texte à caractère législatif ou réglementaire, aucune instruction ou directive de l’autorité compétente ne s’opposait pendant la période des faits à ce que la CRTV utilise le produit de la Rav pour faire face à ses obligations fiscales. Tel est toujours le cas en ce moment, sauf erreur de ma part.

 

Me Nko :

Auriez-vous violé en votre qualité de ministre de l’Economie et des Finances, une disposition du cadre législatif et réglementaire de collecte et de mise à disposition de la Rav à la CRTV pendant la période des faits ?

 

Polycarpe Abah Abah :

Non.

 

Me Nko :

Dites au Tribunal si l’accusation a indiqué les dispositions du cadre législatif et réglementaire que vous auriez violé durant la période des faits ?

 

Polycarpe Abah Abah :

Non. Jusqu’à présent, l’accusation ne m’a pas encore indiqué de manière expresse ou de quelque manière que ce soit le ou les dispositions, le ou les textes à caractères législatif ou réglementaire relatif à la Rav, que j’aurais violé pendant la période des faits.

 

Me Nko :

En votre qualité de ministre de l’Economie et des Finances, aviez-vous donné votre autorisation expresse pour des opérations de dépenses, c’est-à-dire les ordres de virement, de retrait au profit de la CRTV, conformément aux dispositions de l’article 08 de l’arrêté numéro 00002/Minfib du 30 janvier 1990 ?

 

Polycarpe Abah Abah :

Non. En ma qualité de ministre de l’Economie et des Finances, je n’ai pas donné mon « autorisation expresse » comme l’exige l’article 08 de l’arrêté susmentionné pour les opérations de dépense de la CRTV, à savoir : les ordres de retrait ou de virement émis par le directeur général, monsieur Amadou Vamoulke, comme l’a reconnu l’Avocat général, dans ses réquisitions intermédiaires en date du 01er mars 2019. Monsieur Amadou Vamoulké lui-même, interrogé à l’audience du 18 juin 2021, par Me Nko sur la question de savoir si les ordres de retrait signés par lui et adressé au Tpg du Centre, comptable assignataire de la CRTV du compte 470534 ouvert au trésor recevait l’approbation du ministre des Finances, conformément à l’arrêté sus-évoqué, il avait déclaré : « Non. Cela tombe sur le coup du sens car, la responsabilité de demander les autorisations ne saurait incomber à la CRTV. Mais, relève de la cuisine interne du Trésor. » Sur tous les ordres de retrait admis comme pièce à conviction, figurant aux annexes 35 et 36 du volume 2 du rapport de contre-expertise judiciaire, n’apparait nulle part mon « autorisation expresse », comme le dispose l’arrêté sus-évoqué.