Bruno Bekolo Ebe : « je ne puis être accusé de coaction en vertu du principe de séparation des fonctions d'ordonnateur et de comptable »
A l’audience du 26 octobre dernier au Tribunal criminel spécial à Yaoundé, l’ancien recteur de l’Université de Douala réfute une fois de plus les accusations portées à son encontre par le Parquet général. Il s’exprime dans le cadre du contre-interrogatoire mené par le représentant du Ministère public.
Par Florentin Ndatewouo
L’Avocat général :
Vous êtes accusé du détournement de biens publics en coaction avec le dénommé Akuma Fon Reuben, de la somme de 03 milliards 476 millions 803 mille 838 Fcfa. Pouvez-vous produire devant ce tribunal, les pièces comptables établissant le reversement dans les caisses de l'Université de Douala des sommes ci-après :
-01 milliard 292 millions 044 mille 999 Fcfa, fonds retirés de la Trésorerie générale de Douala et non reversés dans la caisse de l'Université de Douala ;
-589 millions 914 mille 048 Fcfa, retirés des comptes du rectorat de l'Université de Douala, et non reversés dans la caisse de ladite université ;
-165 millions 483 mille Fcfa sortis dans les comptes de la Faculté de Médecine et des Sciences pharmaceutiques et non reversés dans les caisses de l'Université de Douala ;
-520 millions 926 mille 229 Fcfa, sortis des comptes de la Faculté des Sciences économiques et de gestion appliquée et non reversés dans les caisses de l'Université de Douala ;
-344 millions 220 mille 066 Fcfa, sortis des comptes de la Faculté des Sciences juridiques et politiques, et non reversés dans la caisse de l'Université de Douala ;
-105 millions 016 mille 624 Fcfa, sortis des comptes de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines et non reversés dans les caisses de l'Université de Douala ;
-120 millions 097 mille 850 Fcfa retirés des comptes de la Faculté du Génie industriel et non reversés dans la caisse de l'Université de Douala ?
Bruno Bekolo Ebe :
je vais répondre en me situant sur un double plan : juridique d'une part, factuel d'autre part.
Sur le plan juridique, premièrement, parler de détournement en coaction, de la somme querellée n'a aucun fondement juridique. La coaction s'entend comme la commission par plusieurs personnes protagonistes, de l'ensemble d’éléments constitutifs de l'infraction, et ne peut être établie que si tous les éléments constitutifs de cette infraction sont réunis sur la tête de chaque auteur, et si le coauteur est celui qui commet un acte matériel, constituant l'infraction. Ceci suppose :
-simultanéité ;
- réciprocité ;
-concertation des actes.
Il découle de ce qui précède que je ne puis être accusé de coaction en vertu du principe de séparation des fonctions d'ordonnateur et de comptable, posé par la loi du 26 décembre 2007 portant régime financier de l'État. Cette dispose en son article 46(2): « Les fonctions d'ordonnateur et de comptable public sont et demeurent séparées et incompatibles, tant pour ce qui concerne l'exécution des recettes, que l'exécution des dépenses ». Les mêmes dispositions sont reprises et précisées par l'article 07 du décret du 15 mai 2013 portant règlement général de la comptabilité publique. Il en découle que d'une part, le professeur Bekolo ne peut avoir posé l'ensemble des actes du circuit de la dépense, parce que l'ordonnateur qu'il a été ne peut poser aucun acte concernant le maniement, la détention, et la conservation des fonds de la caisse du comptable, conformément à l'article 51 de la loi portant régime financier de l'État suscitée, aux actes de la phase administrative du circuit de la dépense que sont: l’engagement, la liquidation et l'ordonnancement.
D'autres part, la question posée s'adresse à la mauvaise personne.
Maniement des fonds
Deuxièmement, seul en effet, l'agent comptable a la compétence et la responsabilité exclusive d'une part, du maniement et de la conservation des disponibilités, et donc, des fonds retirés des banques et du trésor, et d'autres part, de la passation des écritures ; de la garantie et de la sincérité de ces écritures ; de la tenue de la comptabilité et des documents comptables, en vertu des dispositions des articles 58 et 60 de la loi du 26 décembre 2007 portant régime financier sus-évoquée. Dispositions reprises par les articles 14, 15, 16, 25, 30 et 107 du décret du 15 mai 2013 portant règlement général de la comptabilité publique.
S'agissant plus particulièrement des universités, au-delà de ces textes généraux suscités qui s'y appliquent naturellement, cette compétence et cette responsabilité exclusive du comptable public, ici l'agent comptable, sont posés d'abord par les dispositions de l'article 38 du décret du 19 janvier 1993 fixant le régime financier des universités. Dispositions reprises par l'article 36 du décret du 17 octobre 2005 fixant les règles financières applicables aux universités d'État. L'article 36 dispose en effet (2) : « sous réserve des dispositions de l'article 29(1) ci-dessus, le recouvrement des recettes et le paiement des dépenses de chaque université sont assurés par un agent comptable. Il a seule qualité pour opérer tout maniement de fonds et de valeurs et il est responsable de leur conservation. Il est également responsable de la sincérité des écritures. (2) L'agent comptable est personnellement responsable des opérations financières et comptables devant le Conseil d'administration ».
« conformément à ces dispositions, le recteur ne saurait être tenu pour responsable du non reversement à la caisse des retraits bancaires effectués par l'agent comptable. »
Il découle de ces dispositions pertinentes que l'ordonnateur que j'ai été ne peut répondre ni du maniement des fonds retirés des banques et du trésor, ni de la conservation desdits fonds qui sont dans la caisse du comptable, dont il a la responsabilité exclusive, ni de leur utilisation, puisque je ne pouvais réaliser aucune opération dans ladite caisse, ni de la passation et de la garantie des écritures, et donc, ni de la tenue de la comptabilité et des documents comptables, que juridiquement, je ne peux en aucun cas produire. C'est la raison pour laquelle, monsieur Akumah Fon Reuben avec lequel je suis accusé d'avoir détourné en coaction, a revendiqué sa responsabilité exclusive sur la question des reversements à la caisse, des fonds retirés du trésor et des banques, en dédouanant le professeur Bekolo Ebe de toutes les responsabilités et ce, dans sa correspondance en date du 10 juillet 2012, adressée au président du Cdbf,(Conseil de Discipline budgétaire et financière, Ndlr). Après rappelle des dispositions évoquées ci-dessus, il conclut ainsi sa correspondance : « conformément à ces dispositions, le recteur ne saurait être tenu pour responsable du non reversement à la caisse des retraits bancaires effectués par l'agent comptable. »
S'il y a quelqu'un qui aurait intérêt à soutenir la thèse de coresponsabilité du recteur, c'est bien l'agent comptable. Mais sa correspondance est on ne peut plus claire, pour rejeter en ce qui me concerne, la thèse de la coaction soutenue par l'accusation. Aucune disposition légale ne pouvant la fonder.
Par ailleurs, le témoin de l'accusation a lui-même contredit l'accusation en déclarant devant votre Tribunal à l'audience du 18 mars 2021: « Je n'ai jamais affirmé que le professeur Bekolo Ebe est allé retirer des fonds à la banque ou au trésor. Cela relève de la compétence de l'agent comptable », extrait du plumitif page 6.
Le principe de la caisse unique
Troisièmement, monsieur l'Avocat général parle du non reversement dans les caisses de l'Université et des établissements des fonds retirés du trésor et des banques. Reprenant en cela les déclarations du témoin de l'accusation, à l'audience du 18 mars 2021: « il existait plusieurs caisses à l'Université de Douala, matérialisées par les livres journaux, et chaque établissement avait son livre journal caisse. Il en était de même des banques. » Puis, poursuivant : « Au niveau de l'Université de Douala nous ne pouvons pas dire qu'il y a une caisse unique, car, chaque responsable est gestionnaire des fonds à sa disposition. On ne pouvait donc parler d'unicité des caisse. »
Pour conclure ses affirmations : « quand on parle de l'unité de caisse, il s'agit d'un aspect virtuel ».
Or, parler de reversement dans les caisses du rectorat et des établissements c'est méconnaître et violer un principe fondamental des finances publiques : le principe de la caisse unique, ou de l'unicité des caisses, posé d'abord par l'article 79 de l'ordonnance du 05 février 1962 portant régime financier de l'État qui disposait : « Tout comptable du trésor n'a qu'une caisse », puis, par la loi du 26 décembre 2007 déjà évoquée, en son article 68(3): « Le circuit du Trésor public est déterminé par le principe de l'unicité de caisses, matérialisé par la centralisation des opérations d'encaissement et de décaissement, effectuées par les comptables publics dans un compte unique à la banque centrale ». L'article 79(5) de la loi du 11 juillet 2018 portant régime financier de l'État et des autres entités publiques dispose : « les fonds détenus par les comptables publics sont générés suivant le principe de l'unicité de caisse ». L'article 90 du décret du 15 mai 2013 portant règlement général de la comptabilité publique explicite ce principe. Il est donc absurde de parler des caisses du rectorat et des établissements. De même, est-il tout aussi absurde de parler de reversement des fonds retirés des banques et du trésor dans les caisses, puisque ces fonds sont unes des composantes de la caisse unique des comptables, conformément aux dispositions de l'article 92 du décret du 15 mai 2013 sus-évoqué, qui donne la composition de la caisse, disposant : « les disponibilités du Trésor public sont détenus sous forme :
-d'encaisse en numéraire ;
- des dépôts à la banque centrale ou au compte courant Ccp;
-de dépôt dans les établissements bancaires. »
S'agissant particulièrement de la caisse de l'agent comptable à l'Université de Douala, les trois composantes sont:
-l'encaisse en numéraire (espèces);
-Les dépôts au compte de l'Université de Douala, ouvert à la Trésorerie générale de Douala ;
-les dépôts bancaires.
C'est donc une absurdité en finances publiques, que de parler de non reversement dans les caisses des fonds retirés du Trésor et des banques, puisque ces fonds ne sont jamais sortis de la caisse dont ils sont une des composantes. On ne peut en effet reverser que ce qui est sorti.
« (…)la mission de contrôle n'a respecté aucun de ces principes, et n'a donc à aucun moment pu dégager un solde par exercice contrôlé. »
Quatrièmement, il est d'autant plus absurde de parler de reversement lorsqu'on prend en compte la nature des opérations que le comptable peut effectuer sur sa caisse. Opérations que la mission de contrôle et le témoin de l'accusation ne maîtrisaient pas, ainsi que le témoin de l'accusation l'a montré à l'audience du 05 mai 2021. Or, le décret du 15 mai 2013 portant règlement de la comptabilité publique consacre le titre III à définir ces opérations et leurs implications sur la caisse du comptable. Il en défini 03 :
-Les opérations de recettes chapitre I;
-les opérations de dépenses, chapitre II;
-les opérations de trésorerie et de financement, chapitre III.
Si les opérations de recettes articles 45, 49, 51, et les opérations de dépenses, articles 61, 66, 67, 69, 74 et 75 qui mettent l'État ou l'organisme public en relation avec des tiers donnent respectueusement lieu à des entrées et des sorties de la caisse, donc les affectent le volume, il n'en va pas de même des opérations de trésorerie, articles 86 et 87, parce que ce sont des opérations internes à la caisse, ne donnant lieu ni à entrée, et à sortie de la caisse.
La loi du 26 décembre 2007 déjà évoquée, en des articles 86 à 88 définit les opérations considérées comme des opérations de trésorerie, et précise qu'elles sont exclusivement exécutées par le comptable public. Ainsi donc, les retraits du trésor et des banques, qui selon l'article 86 sont des opérations de trésorerie, ne sont ni des sorties, ni des entrées dans la caisse du comptable, et ne peuvent donc donner lieu à reversement, étant réputées être toujours dans la caisse du comptable. La loi du 26 décembre 2007 sus-évoquée précise en ses articles 60 et 63, les exigences à respecter par le comptable et par tout contrôle. Le décret du 15 mai 2013, sus-évoqué, en des articles 107 et 109 en particulier précisent : « La compatibilité a pour objet la description chiffrée et le contrôle des opérations ainsi que l'information des autorités de contrôle et de gestion. Elle est organisée en vue de permettre :
-la connaissance et le contrôle des opérations budgétaires, de trésorerie et de financement ;
-la connaissance de la situation du patrimoine et des opérations de régularisation. »
S'agissant du compte général de l'État, l'article 112 alinéa 3 dispose : « Le compte de l'Etat comprend la balance générale des comptes, et les états financiers tels que le bilan, le compte des résultats, le tableau des flux d'opérations de trésorerie, le tableau des opérations financières de l'État, et les cas annexés » .Cela implique que le contrôle auquel s'impose la méthode en partie double et tous les principes comptables, doit impérativement être un contrôle sur chiffres et sur pièces, et tirer ses conclusions à partir du compte de résultat, constitué par la période des centres contrôlés. Or, la mission de contrôle n'a respecté aucun de ces principes, et n'a donc à aucun moment pu dégager un solde par exercice contrôlé. Le témoin de l'accusation l'a lui-même reconnu à l'audience du 18 mars 2021, déclarant : « l'arrêt des écritures ne signifie pas un solde. Je ne me souviens pas qu'un solde en écriture ait été dégagé... La vérification peut se faire sans avoir besoin de solde. »
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Mais, en l'absence de ce solde de période, il est impossible de dire quelle est le résultat reflétant la situation du patrimoine de l'Université pour la période querellée, tout autant qu'il est encore plus impossible de dire qu'il y a eu détournement, parce que seul le compte de résultat permet une analyse de la situation du patrimoine. Sans solde, la mission de contrôle ne pouvait dire ni qu'il y a eu des sorties et pour quel montant, ni à fortiori qu'il y a eu ou non détournement. Au delà de tout ce que je viens de dire ci-dessus, qui montre l'impossibilité juridique de m'accuser de détournement de surcroît par coaction, ou de m'interpeller sur les documents comptables, je voudrais maintenant montrer que s'agissant des faits, tous les documents que j'ai produits, attestent qu'il n'y a jamais eu de détournement par quoique ce soit à l'Université de Douala pendant la période querellée, à l'exception de l'affaire que j'ai moi-même portée devant le Tgi (Tribunal de grande instance, Ndlr) du Wouri, lequel s'est d'ailleurs prononcé. Sur le plan des faits donc, l'argument sous-tendant la thèse du détournement, puis le témoin de l'accusation et le Ministère public, et que les fonds retirés du Trésor et des banques n'ont pas été reversés dans les caisses du rectorat et des établissements, la preuve étant qu'on ne trouve pas trace des opérations y afférentes, dans les livres comptables. Or, tous les documents produits non seulement prouvent le contraire, mais encore et plus grave, apportent la preuve que dès le départ, la mission de contrôle et le témoin de l'accusation savaient que cette accusation portée contre moi étaient totalement fausse.
Les procès-verbaux de concordance
Examinons ces documents les uns après les autres : premièrement les procès-verbaux de concordance.
Ces procès-verbaux donnent les résultats du rapprochement effectués conjointement et contradictoirement par la mission de contrôle et l'agent comptable entre les listings bancaires d'une part et les livres journaux comptable tenus par l'agent comptable d'autres part. Ce rapprochement, obligatoire en comptabilité et pour tout audit comptable permet de savoir si l'agent comptable a passé dans sa comptabilité toutes les opérations relatives au retrait bancaire et du trésor, reconnaissant par-là que lesdits fonds sont dans sa caisse. Ces procès-verbaux sont contradictoirement signés par l'agent comptable, et la mission de contrôle, représentée par monsieur Mpouli Mpouli, témoin de l'accusation, et d'autres part, par monsieur Akumah Fon Reuben, agent comptable à la période des faits, et ici coaccusé. Chaque procès-verbal, et cela répond aux différentes structures citées par l'Avocat général, et concerne le rectorat, la Faculté des Sciences économique et de Gestion appliquée, la Faculté de Génie industriel, la Faculté de Médecine et de Sciences pharmaceutique; la Faculté de Sciences, la Faculté des Lettres et des Sciences humaines, la Faculté des Sciences juridiques et politiques, sont toutes les structures évoquées par l'Avocat général. Ces procès-verbaux sont établis pour les années 2007, 2008, 2009, 2010. Prenons par exemple celui de 2008 établi le 23 août 2010 et signé des deux parties. On peut y lire en introduction : « Après vérifications conjointes par les membres de la brigade mobile du contrôle et de vérification du Contrôle supérieur de l'État (Consume) et les agents en service à l'agence comptable de l'Université de Douala, les deux parties attestent de qui suit : les opérations d'approvisionnement en caisse du rectorat Fsega, Fgi, Fmsp, Fs, Fslh, Fsjp, pour la période 2008, sont conformes aux mêmes opérations et pour la même période, consignés dans les livres journaux de l'exercice 2008..." Le présent procès-verbal est établi pour servir et valoir ce que de droit. Pour la brigade Mobile de contrôle, signé Mpouli Mpouli Jospeh, inspecteur d'État, pour l'agence comptable, Akumah Fon Reuben, inspecteur d'État du trésor. Il en est ainsi des exercices 2007, dont le procès-verbal est dressé et signé par les deux parties le 27 septembre 2010